La symbolique de la connaissance
Les répétitions de structures textuelles ou narratives sont omniprésentes dans la Bible, dans la tradition chrétienne et dans la liturgie.
Ces motifs, en plus de nous éclairer sur le sens, apportent comme les motifs d'une symphonie une cohérence telle à cet ensemble pourtant si riche et complexe qu'elles en révèlent l'origine transcendante.
Exposée régulièrement à eux, notre âme intègre petit à petit l'ordre cosmique.
Le récit de la Genèse met en place plusieurs de ces motifs qui s'avèrent très significatifs pour la compréhension des autres récits bibliques comme de tant d'autres choses. Notamment, le motif haut/bas qu'on retrouve à chaque étape de la création: le Ciel et la Terre, les oiseaux et les poissons, les semences et les plantes…
En haut, le Ciel, domaine de l'intangible, de l'esprit, de la finalité;
En bas, la Terre, domaine de la matière, du potentiel, de la vitalité.

La création des plantes se fait ainsi selon leur «fruit» ou leur «semence» (en fonction des versets et de leur traduction). Le fruit ou semence est le Ciel, car l'esprit de la plante: la graine en contient toute la description sous forme d'information génétique. La Terre quant à elle, fournit à la plante sa matière.
La semence de céréale (l'Esprit), mélangée avec de l'eau (la matière non formée) nous donne l'Hostie: la version la plus synthétique, la plus humble de l'ensemble Ciel/Terre que constitue toute la création.
C'est un des aspects qui font du pain l'objet parfait pour devenir le corps du Christ.

L'humain est un autre exemple de rencontre entre Ciel et Terre. Il est corps et âme, c'est à dire à la fois matière et esprit. Il peut - et doit - ainsi faire le lien entre les deux mondes. Une des appellations de ce lien dans le vocabulaire biblique, c'est la connaissance.
Connaître, c'est en effet avoir associé une chose avec l'esprit de cette chose.
Supposons par exemple que vous découvriez ce qu'est une chaise: vous apprenez à associer à la matière et la forme de la chaise l'esprit de la chaise, l'objectif qui en contraint la matière et la forme. Dans ce moment de connaissance, esprit et matière, donc Ciel et Terre se sont rejoint en vous. Le fruit de cette union est que chaque chaise sera désormais pour vous un symbole de l'esprit de la chaise.
Lorsque vient dans la Genèse l'étape de création des humains, ce sont l'homme et la femme qui sont le Ciel et la Terre.
Car dans l'union nuptiale, l'homme fournit la semence, c'est à dire l'idée, l'esprit de l'enfant.
La femme, quant à elle, donne chair et vie à l'enfant. Elle lui donne très littéralement sa matière.
C'est pourquoi l'Hébreu original et la plupart des traductions historiques écrivent qu'Adam connaît (ידע) Ève lorsqu'ils s'unissent pour «ne faire qu'une seule chair»: plus qu'un euphémisme, c'est un usage symbolique qui fait appartenir l'acte sexuel à un motif, celui de l'union fructueuse - procréative - du Ciel (la semence d'Adam) et de la Terre (le corps d'Ève). Les enfants d'Adam et Ève sont ainsi conçus comme leur père: de «Terre» et d'Esprit.
Le récit de la naissance de la descendance tant attendue d'Abraham et Sarah montre à nouveau ce motif: la naissance advient de la rencontre d'anges (le Ciel) avec la nourriture préparée pour eux par Sarah (la Terre).
Comme souvent avec les motifs bibliques, l'aspect fractal est frappant: le motif se retrouve à toutes les échelles, dans une incroyable imbrication: la Création, le «souffle» de Dieu et l'abyme, le ciel et la terre, Adam, Ève, Adam et Ève, l'Hostie, et tant d'autres exemples.
La représentation visuelle la plus simple de la rencontre Ciel-Terre, est la mandorla (littéralement «amande»), intersection de deux cercles: la Terre et un autre corps céleste. La mandorla évoque également les jambes d'une femme et leur intersection, un des sièges de la connaissance !



Notre Dame de Guadalupe, avec la mandorla autour

Dans le récit de la Genèse, Adam nomme les animaux: il représente le Ciel, l'esprit, qui conceptualise et hiérarchise, qui indique une finalité. Son péché sera de vouloir introduire trop d'ordre. C'est pourquoi Dieu crée «une aide contre lui»: il faut équilibrer cette tendance à l'ordre par une tendance à la vitalité. C'est le rôle d'Ève, qui est à l'écoute de la nature, de la Terre: symboliquement, la femme va chercher l'eau au puits, et elle prépare la nourriture qui vient de la Terre.
L'ordre, d'accord, mais à condition qu'il serve la Vie ! La fin (le Ciel) ne justifie pas les moyens (la Terre): l'un et l'autre sont inséparables, indivisibles, complémentaires. La Vie se produit à leur intersection.
À l'échelle communale, on retrouve la même idée: Adam représente la politique «de droite», qui préfère l'ordre. Ève représente de son coté la politique «de gauche», qui préfère la vie, qui est la voix de l'environnement, des pauvres et des marginaux.
Un autre symbole de la Terre, de la vitalité, c'est le serpent, qui est proche du sol. Le serpent est potentiel pur. Il peut aller aussi bien vers le mal que vers le bien. Le bâton de Moise se change en serpent lorsqu'il le lâche. Il redevient bâton lorsqu'il le reprend en main.
Bien orienté, le serpent peut être une force positive. C'est pourquoi Dieu commande à Moïse de faire une statue avec un bâton et un serpent: «le serpent d'airain». Le serpent est enroulé autour du bâton: la vitalité est dirigée par un objectif, un esprit. C'est la même idée que dans le bâton d'Asclépios, symbole de la santé (il est très souvent confondu avec le Caducée, symbole du commerce).



Mais représentant le potentiel pur, sans direction, le serpent est dangereux. Il représente la totalité de la Terre, du potentiel, ou plutôt, il représente tout ce qui n'a pas été encore intégré: Ce qui ne peut être dompté que par la totalité de l'Esprit, que Dieu seul possède: avant le serpent d'Airain, les serpents mordent le peuple de Moïse et le terrifient.
Le péché d'Ève n'est pas vraiment d'avoir écouté le serpent: c'était symboliquement son rôle. Son péché, c'est d'avoir fait confiance au serpent et pas à Dieu. Le potentiel sans la direction. Adam n'a alors pas joué son rôle d'être à son tour «une aide contre Ève», d'équilibrer le couple en redirigeant la vitalité d'Ève vers le Bien; Au contraire, Adam a aussi mangé aussi le fruit.
Comme on peut connaître et donner corps à l'esprit du Bien, on peut connaître et donner corps à l'esprit du Mal. Et quel meilleur animal pour incarner le Diable que celui qui se faufile partout, qui a la langue fourchue et qui par sa proximité à la Terre nous rappelle aux tentations de la chair ?
Certes, le serpent avait partiellement raison: en mangeant le fruit de l'arbre de la connaissance, Adam et Ève sont devenus comme des dieux, en ce qu'ils ont dès lors été exposés à l'ensemble du bien et du mal, à l'ensemble du potentiel. Mais il ne sont toujours que des humains, des êtres limités, incapables de faire le tri que Dieu avait auparavant fait pour eux… et c'est la Chute.
À l'échelle communale, le péché correspondant pour la politique de gauche (Ève) est de penser qu'on peut se passer de distinctions, de hiérarchies et de structure au nom de l'inclusivité, de l'amour. Pour la politique de droite (Adam), le péché est de vouloir trop d'ordre, au point de la tyrannie, de la rigidité morbide.
Heureusement, après le péché de la consommation du fruit de l'arbre de la connaissance, nous sommes sauvés par un autre acte de connaissance, avec la consommation du fruit d'un autre «arbre»: la Croix.
La Croix, qui avec sa barre verticale pour le Ciel et sa barre horizontale pour la Terre, présente encore notre motif. Le fait qu'elle soit en haut d'une colline, lieu de rencontre entre Ciel et Terre n'est bien sur pas non plus un hasard. Le Christ de son coté, est à la fois le serpent (l'ensemble du potentiel) et le seul qui peut le maîtriser (l'ensemble de l'esprit).
«Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l'homme soit élevé» dit Jésus (Jean 3:14).
À chaque messe, le Christ donne l'Esprit du Bien (l'évangile, l'Hostie, les motifs liturgiques). Nous, son Épouse, l'Église, la Terre, devons de notre coté rencontrer cet Esprit pour faire acte de connaissance, c'est à dire entrer dans une union créative avec Jésus. C'est la raison pour laquelle certaines Églises ont un baldaquin au dessus de l'Autel !

Nous pourrons ensuite donner corps (Terre) à cet Esprit. Et comme l'Hostie, nous la mangeons, le Christ nous aide aussi à cela: il ne nous donne pas que l'esprit, il nous donne aussi corps.
Manger est d'ailleurs symboliquement très similaire à connaître. De la connaissance, de l'acte sexuel, mais aussi de l'acte de manger, résultent trois choses: la continuation la vie, le fait de ne faire qu'un seul corps avec ce qui est connu ou mangé, et le plaisir.
«Puisqu'il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps; car nous participons tous à un même pain.» (1 Corinthiens 10:17)
Dans la Communion, dans les «Noces de l'Agneau», nous sommes à la fois les invités et la mariée. Le repas est à la fois un repas et la consommation des noces ! Qui a dit que les cathos étaient coincés ?
La symbolique de la connaissance se retrouve partout dans la Bible, la liturgie et la vie. Elle en est l'un des motifs clés.
C'est pourquoi lorsque je vois les nouvelles traductions de la Bible rendre moins visible cette symbolique, par exemple lorsque la traduction officielle liturgique remplace «L'homme connut Ève» par «L'homme s'unit à Ève», je suis perplexe… certes, le sens premier est plus facilement compréhensible, mais à quel prix ?
Je ne suis pas théologien, et j'écris pour structurer ma pensée au fur et à mesure de mes découvertes. Je ne fais donc aucune garantie sur l'orthodoxie des propos de cet article.
Pour approfondir, je conseille grandement le livre de Matthieu Pageau The Language of Creation et ceux sur la théologie du corps de Christopher West.